Vendredi
Jules a eu du mal à percevoir la sonnerie du réveil. Il a mal à la tête, est tout engourdi par les crampes et par le froid.
Il descend de sa cabine, l'air glacial qui lui fouette le visage lui remet les idées en place. Une bonne gorgée d'eau fraîche lui fait du bien, et réveilles instantanément son estomac qui d'un coup se met à crier famine.
Jules allume une énième gauloise et démarre son 310 en lui parlant : "On dort pas beaucoup pépère hein !"
Il attrape la boîte de disque, en remplis un et le mets à la place de l'ancien lorsqu'il s'aperçoit qu'il a chevauché. Zut de zut, 30 minutes à cheval ainsi que la coupure. Bon ben tant pis, y'a plus grave que ça se dit Jules en reprenant la route.
A Sillé le Guillaume, il se gare sur un trottoir face au bistrot où quelques autres camions sont garés également. Il entre, salue les chauffeurs présents et commande à la serveuse un steack 2 oeufs qui arrive 3 minutes plus tard. Il est énorme, mais suffit à peine à rassasier Jules, qui termine sont ptit déj avec le quart d'un camembert bien coulant sur du pain. Une fois restauré, Jules prends son café au bar. Il préfère toujours boire son café au bar plutôt qu'à table. Il aime l'ambiance du zinc, écouter d'une oreille distraite les conversations autour de lui, et regarder les photos jaunies de chauffeurs et de leurs camions placardées au mur. C'est un autre temps se dit-il, que sont-ils devenus ces inconnus ?
Jules paye, sort du troquet et allume tranquillement une cigarette en regardant son camion garé là, feux de positions allumés. Mon camion est beau, j'ai bien mangé et je suis en pleine forme, allez hop c'est reparti se dit-il.
Et c'est dans la lumière blafarde des lampadaires que Jules redémarre. Une fois passé l'étage, il allume la radio au moment ou retentit le générique des infos de 6h30.
Jules arrive à Mayenne un peu avant l'ouverture, sur le coup des 7h30. Il est content, la montée cette nuit ne s'est pas trop mal passée, et il négocie avec le réceptionnaire de déballer ses 4 palettes avant l'heure officielle d'ouverture contre un café. Une demi-heure de gagnée, ça peut toujours servir un vendredi matin.
Papiers signés en main, Jules repart vers son deuxième client.
Il passe Domfront, puis Flers, et arrive enfin à Condé sur Noireau. Il termine la petite descente, passe le virage à gauche, franchit le passage à niveau, tourne à droite et entre dans le bourg. Quelques centaines de mètres plus loin, il prends la route de Vire, roule encore 100 mètres, et entre dans la petite zone où se trouve l'imprimerie.
Hélas, Jules déchante bien vite. Le fenwick est en panne ... On a déjà téléphoné, le mécano doit arriver mais on ne sait pas trop quand. "Bientôt" ... Et pas moyen de faire autrement pour vider les bobines de papier qui sont debout. Jules enrage. Il téléphone à son chef et lui expose la situation, bien que celui-çi ne puisse pas y faire grand-chose. Il en profite pour demander son retour. Jules devra recharger à Ecommoy, des copeaux de bois dans une scierie. Il s'en doutait fortement, vu son point de chute et attelé à une benne. C'est un lieu de chargement courant quand on est dans le coin.
Jules essaye bien de se reposer un peu, mais avec le souci, pas moyen de somnoler.
Le mécano est arrivé aux alentours de 10h00, puis le temps de réparer et de vider, il est 12h25 quand Jules sort de l'usine.
Pas le temps de manger, il attrape un paquet de biscuits à qui il jette un sort en un rien de temps. Il repasse Mayenne, traverse Le Mans lorsqu'il apercoit au loin la 505 des gendarmes garée le long de la route, juste à l'entrée de la ligne droite des Hunaudières.
Oh non pas eux ! s'exclame-t-il. Pas pour moi, pas pour moi, prie-til en silence ... Déjà que j'ai pris un topic pour 18h00 de volant la semaine passée, et puis j'ai pas envie du tout de couper 8h00 ici, se dit Jules tout en se rappellant qu'il a sa carte rouge avec lui, pour une fois.
Mais les gendarmes ne le regardent même pas passer, tout occupés qu'ils sont à discuter entre eux. Jules pousse un monumental ouf de soulagement.
Voici le célèbre virage de Mulsanne. Jules pense toujours aux bolides des 24h lorsqu'il emprunte la partie de la nationale qui sert de circuit lors des épreuves automobiles.
Quelques kilomètres plus loin, voici Ecommoy. Puis Jules tourne à droite, s'en va dans la campagne et arrive à la scierie. Le contremaître l'attends, un échange de quelques paroles, puis Jules débâche et se place sous le tapis roulant et charge ses copeaux. Il en mets autant qu'il peut à l'avant, pour avoir une bonne adhérence sur les routes rendues incertaines par l'hiver. Une fois les lames de ressort du tracteur bien à plat, ça lui convient et le chargement se continue dans le restant de la remorque.
Il est 17h00 quand Jules a fini de charger, le temps de remplir son GPR, et il se lance sur la nationale. Y'a plus qu'à rentrer se dit-il joyeusement.
Jules écoute la radio, pendant que le TX crachouille un peu. Trop loin pour copier la module.
Voici Neuillé Pont Pierre, Jules prends à gauche direction Chateau-Renault. Il déteste traverser Tours, et coupe à travers à chaque fois. Puis un petit bout de RN 10, et il reprends à droite une départementale bien campagnarde comme il les aime. Voici Amboise, puis Montrichard. Jules retombe sur la 76.
Il passe Vierzon, Bourges, St Pierre le Moutier. Il fume cigarette sur cigarette.
Puis c'est Moulins, son sens unique. C'est dommage car sur 2 kms, on ne croise pas les copains pense Jules. Il passe le passage inférieur, les feux, le carrefour de la route de Clermont et enfin, Toulon.
Le R310 est bien chargé, au moins 27 tonnes se dit Jules, si c'est pas un poil plus. Il n'arrive pas à se lancer à la sortie de Varennes et termine la montée "de chez La Rose" en 3°. Oui, entre 27 et 28 se confirme-t-il.
Il a envie de manger à La Pacaudière, mais bon s'il voit le camion d'un copain à Périgny, il y mangera. Mais aucune calandre connue, Jules file, traverse Lapalisse et attaque les virages de la carrière. Il passe le virage Mélédo, puis St Martin d'Estreaux et attaque la descente. Plus que quelques centaines de mètres encore. La route tourne à droite, remonte un peu, et il aperçoit les lumières du routier, ainsi qu'un camion en train de manoeuvrer.
Enfin ! Je vais pouvoir manger se dit Jules en essayant de se souvenir de son dernier vrai repas. Et enuite, couchette ! Ce ne sera pas volé pense-t-il.
Certes, les heures sont pulvérisées, les coupures pratiquement inexistantes, mais c'est le boulot qui est comme ça, et même quand il y a de quoi râler et être complètement crevé, Jules se dit qu'il fait le plus beau des métiers, car il l'aime. Il n'envisagerai pas de le faire d'une autre manière que celle-çi, le boulot en perdrait une partie de son âme pense-t-il. Même s'il se met parfois à rêver d'un camion un peu plus puissant, au moins un 340.
Le temps de ces dernières pensées, et Jules se gare sur le parking. Il entre dans le routier, salue les patrons et la serveuse, et va s'assoir à table. Jules est mort de faim, il apprécie son repas, et se ressert dans le plat encore fumant. Il ne traîne pas trop pour manger car il sent la fatigue l'envahir et le posséder. Le temps d'une gauloise, puis il paye son repas et inscrit le n° de son camion, le nom de sa boîte et l'heure de réveil au tableau noir à côté de l'entrée. Il note 7332 XZ 38 - 5h00.
D'autres chauffeurs se sont aussi inscrits à différentes heures. Chatain, Romulus, Seroul, Berthelier, Savam, Onatra, etc ...
Puis Jules sort du resto, remonte dans sa cabine et tire les rideaux. Au moment où il se glisse dans la couchette, il entends le couinement des balanciers de suspensions d'un autre camion qui passe, il est vide lui, se dit Jules. Il se glisse dans la couette, et s'endort au moment même où sa tête touche l'oreiller.
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